Sur certaines îles de la mer Égée le vent fréquent, puis les conjonctures et leurs érosions dont celles des habitants et des habitudes, jadis si justement décrites et analysées par les ethnologues tels que Margaret Kenna ou Bertrand Vernier, échapperaient quasiment et aux dires des insulaires, à la dernière des crises, la nôtre. Îlots pirates et terres d’exil en d’autres temps, toujours desservis par les traversiers des “lignes stériles”, autrement-dit, ces liaisons maritimes lentes et peu fréquentes. Il faut patienter désormais durant douze heures de voyage jusqu’au Pirée, au lieu de dix il y a encore trois ans, depuis cet archipel des géomorphologies alors immuables à l’échelle des hommes, aux paysages si âpres et aux démographies si exigües. On y vivrait prétendument même en autarcie... mais par-dessus tout et d’abord, d’un certain tourisme à la petite masse... critique.
L'embarcadère dans les années 1960 |
Huit cents lits en capacité hôtelière pour à peine trois cents habitants, et une communauté ayant abandonné la pêche et l’élevage comme ailleurs et comme partout, en conservant pourtant certaines de ses stratégies matrimoniales. Ces communautés, fort accueillants comme on dit, ne sont pas forcément ouvertes et pour cause, en tout cas, pas avant un temps long, très long même, et nécessaire à l’initiation. Car contrairement à l’ethnologue, et encore, le visiteur ne verra pratiquement rien de leurs espaces de l’introversion, réels ou représentés. Sauf qu’avant-hier, c'est-à-dire dimanche de Pâques, la tsambouna, cette cornemuse rencontrée dans les îles grecques ainsi que ses rythmes, nous ont enfin et brièvement entrouvert la porte d’une certaine invariance. Car nous avions tous reconnu à travers la voix du vieux capitaine M., comme on le nomme sur l’île, pratiquement le même genre musical, tel qu'on l’évoquât d'ordinaire dans les monographies sur Karpathos par exemple, d’après les enquêtes ethnographiques des années 1960 à 1970. Sauf que nous ne sommes plus tellement là. Sur la petite île pourtant, le seul embarcadère, cette vieille jetée, a peu changé depuis des années 1960.
Depuis, il y a eu l’électricité, l’histoire des anciens déportés des années 1930 devenue mémoire locale mais inaccessible aux visiteurs non avertis, puis, les touristes et enfin les voitures. Certains Allemands même, ayant fort heureusement découvert l’île et les charmes de la Grèce il y a bien longtemps déjà, se sont donné le temps et surtout la volonté de lui appartenir aussi, pratiquant ainsi et à leur manière, une variante du “don” et du “contre-don”. Car on pouvait alors découvrir avant-hier, ces Allemands heureux et à la fois graves dans leurs gestes, dansant et chantant aux rythmes de l’Égée, ceux justement du vieux capitaine M., s’exprimant d’ailleurs en grec, autant par la parole que par la gestuelle. C’était l’autre soir à la petite taverne de F., puis dehors, et occupant obligatoirement la ruelle. Car en plus cette année, Pâques a coïncidé avec les débuts, certes encore timides de la saison estivale, mélanges alors curieux et peut-être bien astucieux sur cette autre “île de Pâques”.
Vendredi saint, mai 2013 |
C’est ainsi que les visiteurs, ceux qui avaient quitté l’île, et plus souvent d’ailleurs leurs descendants, et pour finir les premiers touristes et les campeurs “sauvages” de la plage venus en précurseurs, ont alors formé ce mélange, le premier de la saison. Seules sur certains murs des cafés et des épiceries, les photos d’antan, rappellent la dureté et les pauvretés sans paupérisation... superflues des décennies vraisemblablement à présent oubliées car appartenant au siècle déjà trop précédent, aux dires de tous. La crise serait restée au Pirée, ou sinon, et pour la saisir, il va falloir apprendre à mieux observer aux creux des vagues, celles des paroles et des récits, plus elliptiques que jamais depuis des années en Grèce et pas que sur cette petite île. On dira alors que la saison 2013 s’annonce plutôt bonne: “Notre tourisme ne souffre pas de la crise. L'offre hôtelière est relativement modeste ici, et la demande reste toujours assez soutenue. Il y a même certains jeunes qui s’y sont installés ici ces deux dernières années, ils ont ouvert leurs bistrots et leurs tavernes, en hommage disons à nos grands-mères. Il ne faut pas oublier non plus tous ces inconditionnels de notre île, Grecs et autres, ceux qui par exemple, ont acheté et bâti chez nous, sans oublier la tribu des campeurs libre. La municipalité a voulu leur interdire certaines plages, puis restreindre le camping sauvage, car surtout, et depuis la crise cette pratique a atteint des proportions alors inégalées jusque-là. Nous souhaitons trouver finalement un certain juste milieu, pour que tout le monde y trouve son compte, nous aussi d’ailleurs”, assurent certains habitants.
Photo d’antan |
Vendredi saint, tous, habitants et visiteurs ont suivi la procession de l’Épitaphe comme on dit du Christ, l'Office de l'Epitafios et chanté La Vie dans la tombe avant de laisser la place samedi à minuit, au joyeux Jésus ressuscitén sans grand enthousiasme je dirais, surtout pour ce qui est de la résurrection et plus précisément de sa symbolique. On a même jeûné tant que possible, suivant les conventions et de manière radicale ou sinon de pure façade, c’est selon. Indéniablement en tout cas, il s’avère que l’île propose encore aux visiteurs ses herbes cuisinées, ainsi que son fromage, si l’on veut observer une certaine litote, même en apparence. Seul le petit vin vient paraît-il certainement de Crète, et d’ailleurs, comme les viandes, certains légumes, les fruits ou que sais-je encore quelles autres denrées.
Vendredi saint, mai 2013 |
Ce petit mélange humain, composite et éphémère a fini par quitter l’île aussitôt après Pâques. Les habitants, ainsi que les premiers visiteurs de la saison, ces habitués imperturbables, sont restés seuls maîtres des lieux comme d’habitude. Ou presque, car certains petits-enfants de cette autre “Île de Pâques”, et de ceux qui avaient quitté ces lieux d’exil pour l’autre exil Pirée, voire des États-Unis ou d’Australie, mais il y a bien si longtemps, sont restés. Ces jeunes alors qui sont de retour pour la saison et peut être pour toujours, car ils ont réinvestit “leurs” lieux, à la fois par le biais de l’économie mais aussi en tant que capital symbolique. “Je suis d'ici, mais je suis né et j’ai grandi à Athènes. Je venais sur l'île durant toutes les vacances, et mes parents ne veulent plus tellement revenir pour s’y réinstaller. Comme j'ai hérité de cette vieille bâtisse, j’ai entrepris les travaux nécessaires pour la transformer en bistrot... 2013 ce sera ma deuxième saison passée sur l’île. C’est déjà qu’à Athènes, nous n’avons plus grand-chose à faire. Sur l’île, tout est certes un peu étriqué comme nos vies, mais nous sommes tout de même chez nous ici. Les gens vivent en autarcie, ils ne manquent de rien, moi-même et mon associé, nous avons planté un potager, c’est pour les besoins du bistrot. Il y a une certaine entraide entre les habitants, tout ira bien je crois”. Ils ont vingt-cinq ans, et leur discours est légèrement décalé, comparé à celui de ceux qui n’ont jamais quitté l’île, déjà pour ce qui est de l’autarcie, plus théorique que réelle. Cette dernière devient même relative en somme, et ceci, surtout en période estivale. Déjà qu’en plein hiver cette année, la... stérilité des liaisons maritimes ainsi que les tempêtes, ont coupé l’île du reste de l’archipel durant 26 jours consécutifs. “C'est le tabac qui nous a manqué plus qu’autre chose au bout de trois semaines”, assurent les habitants, faisant preuve d’une certaine philosophie.
Pâtes locales |
Fromages et herbes de l'île |
Comme ailleurs dans l’archipel, et comme à Karpathos, quelques heures avant la messe de minuit et de Pâques, on allume les fours bâtis près des maisons. On y place alors les plats, si besoin juxtaposés et traditionnellement les mêmes: de la viande de chèvre et parfois de l’agneau. Ensuite, l’ouverture du four ainsi que les fissures sont colmatées à la terre argileuse et de manière totalement hermétique. Le feu meurt évidemment, tout en conservant la température élevée, chaque rôti sera prêt un peu plus tard après la tombée de la nuit, tout juste après la messe de minuit, et au bout de cinq à six heures de cuisson.
On allume les fours |
Dimanche soir au bistrot de F., capitaine M. devint indiscutablement le roi de la fête. Il a joué et chanté accompagné par son fils, ainsi que de certains autres enfants de l’île revenus à l’occasion de Pâques. Son répertoire n’avait guère changé depuis ces décennies des ethnographes, la surprise fut alors très bonne. Car du reste, c’est à dire lors des soirées disons banales, c’est depuis l’ordinateur de F. et par reproduction de fichiers mp3, que les clients peuvent alors se contenter de ces “adaptations modernes” de la musique ex-populaire, une bien piètre mixture, mais finalement et fatalement d’époque.
Dimanche de Pâques au bistrot de F. |
M., le roi, a souhaité le bien-être et la félicité à tous les convives, cette dernière étant d’emblée considérée comme synonyme d’une santé si possible bonne. Ce fut un jour de grande fête et en même temps de réunion amicale, où interviennent musique, plaisanteries, boisson, poésie, et chansons mantinades, comme également en Crète “là où la mer se termine”. Et justement, pour ce qui est de la santé et de ses structures, on apprend par certains praticiens ou par les autres rares auxiliaires dépêchés sur place par le ministère de la Santé encore existante, que les médicaments peuvent manquer souvent, surtout par gros temps... en plus, il y a la crise. Tandis que pour les urgences alors, il n’y a que sur l’hélicoptère qu’il va falloir compter. D’où cette énorme émotion et traumatisme, causés par le crash d’un hélicoptère sur l’île, un Augusta A109, lors d’une évacuation médicale, c’était en juin 2002. L’accident a fait cinq victimes, parmi elles, Stefan Mayer le copilote suisse de l’appareil. On en parle encore sur l’île, d’autant plus, que la situation n’a guère évolué depuis. “Car à la mauvaise mentalité des gens, s'ajoute la crise... les évacuations, les hélicoptères. Si cela s'empire, je penserai peut-être partir pour m’installer dans un pays anglo-saxon, l'Angleterre ou même l'Australie, je pratique fort bien anglais car j'ai également étudié aux États-Unis”, explique un médecin de passage sur l’île.
Capitaine M., le roi de la soirée |
Capitaine M., honoré jusqu’au bout, a dansé, accompagné comme de coutume et comme son rang l’exige entouré de tous et de toutes, avant de rentrer chez lui. Les plus jeunes ont terminé la nuit dans l’autre bistrot plus moderne, tandis qu’au même moment, les adolescents faisaient encore exploser des pétards “de fête”, et ceci, jusqu’au port le lendemain soir, à l’approche du seul bateau en partance de l’après Pâques vers le Pirée.
Nous avons quitté l’île à bord de ce navire, comme tous ses autres visiteurs, et comme certains de ses enfants nés ailleurs. Peu de nouvelles du monde extérieur nous ont alors pénétrés dans cet univers, et en tout cas, pas de manière dramatique ni marquante, comme à Athènes par exemple. Personne presque, n’a remarqué cette autre nouvelle... exotique diffusée par la télévision: “La municipalité de la ville de Langadas au nord de la Grèce, vient de signer un accord de partenariat avec des entreprises allemandes. Selon les termes de l’accord, de nombreux jeunes de la région, diplômés ou ayant néanmoins les compétences requises, partiront alors travailler en Allemagne de manière organisée et coordonnée”. Rien à voir évidemment avec les Allemands de l’île, les nôtres, ceux qui chantent et qui dansent avec nous dans l’archipel.
La danse du roi M. |
Ces derniers, fidèles des lieux et des hommes ne partiront plus, tout comme peut-être, les jeunes qui tiennent le nouveau café avec vue sur la mer et sur l’avenir, comme il se le doit, espérons-le en tout cas. Ce même bateau des lignes stériles, desservira inlassablement l’île ainsi que toutes les autres encore cet été, conservant vraisemblablement une hypothétique longueur d’avance sur le temps de crise. Sauf que de très nombreux passagers, alors issus de la classe moyenne restante ont le bourdon dès l’appareillage. “Désormais tout devient plus incertain que jamais, nous ne savons pas quand et sous quelles conditions nous y retournerons cet été. On le sait bien, à Athènes c'est trop dur”
Le nouveau bistrot avec vue |
L’île déjà au loin et dans la nuit, nous nous efforçons à trouver un coin sous les escaliers du navire pour dormir en “classe pont” comme la plupart des passagers. Des habitués, guitare à la main, dressent déjà le bilan des vacances courtes sur “l'île de Pâques”, c'est-à-dire à Anafi, comme si c’était leur première fois: “C'est beau, c'est fort, sauf que les habitants facturent trop cher les boites de conserve aux campeurs sauvages qui depuis deux ans ne sont pas forcément très bien vus. En plus et c'est vrai, sur l'île il n'y a pas beaucoup d'animaux, ni chèvres, ni même ces chats, si omniprésents ailleurs à travers l’archipel”. C’est aussi vrai.
Tard dans la matinée de ce mardi au Pirée, on renoue avec la ville, et ses vitrines de la crise. On revient alors aux nouvelles, pour apprendre d’après les dépêches, que “l'allemand Hochtief a vendu sa division aéroportuaire au canadien PSP Investments pour 1,1 milliard d'euros, dans le but de réduire sa dette et d'investir dans ses activités d'infrastructures. Le groupe allemand de BTP a des parts dans les aéroports d'Athènes, de Budapest, Düsseldorf, Hambourg, Sydney et Tirana”. De retour à la crise, et sans doute, d’un archipel à l’autre.
Rareté de l'île |
* Photo de couverture: Pâques sur l'île