La démocratie, c’est d’abord la conjoncture joyeuse et émouvante. Et si possible en plus, une civilisation dont le faisceau de circonstances participe pleinement à la construction du fait politique. Depuis déjà la cinquième journée consécutive, des centaines d’employés poursuivent l’occupation du siège de l’ERT à Agia Paraskevi. À part l’immense manifestation permanente de soutien, ce rassemblement se transforme également en un grand événement culturel. Ainsi, l’orchestre de la radiotélévision publique grecque a donné un concert plus qu’émouvant, durant plus de six heures vendredi 14 juin au soir. Oubliant les crispations ou les tristesses, une partie de la Grèce au moins, retrouve sa conjoncture joyeuse, et ce n’est pas rien, indépendamment dirions-nous, de toute portée politique immédiate.
Déjà mardi soir c’était sous une pluie jugée “inhabituelle” que les manifestants assistaient à cette autre fête de la musique en ce juin 2013. Pas très loin, et à bord d’un bus reliant Agia Paraskevi au centre-ville, les explications de contexte politique entre passagers était de retour et de nouveau d’actualité, il faut dire, après tant de mois de silence. C’est aussi en cela que l’on remarque l’ébullition sociale, et pour ce qui est de sa partie la mieux visible: “
Écoute-moi bien mon vieux, ce n'est pas de l'affaire ERT uniquement dont il est ou qu’il sera alors question demain matin. Tu trouveras certes comme tu dis, que le retentissement médiatique de cette histoire est énorme, tandis que nous par exemple, tous deux petits commerçants, nous avons été économiquement assassinés sans la moindre manifestation de la part des syndicats. Oui, les journalistes ne se sont pas mis en grève pour nous soutenir mais enfin, que gagneras-tu concrètement après cette fermeture de la télévision et de la radio ? Rien, et surtout c’est plutôt la méthode qui doit nous interpeler ici, c’est dans l’air tu temps quoi... car, après demain, dès que les chiffres de la Troïka seront en retard, on fermera par une mort tout autant subite, tel hôpital, telle administration, telle maison de retraite ou telle université... Réveillons-nous enfin”.
Depuis sa “mort subite”, ERT ne cesse de produire à travers ses émissions le meilleur d’elle-même, mais aussi de nous tous dans un sens. Ce samedi matin par exemple, Yorgos Tsambras derrière les micros de la radio “pirate” d’ERT, a rendu un long et émouvant hommage à Manos Hadjidakis, un des premiers de la journée car il y a eu bien d’autres. Manos étant décédé justement un 15 juin, et c’était en 1994. Nous ne pouvons pas l’oublier. Il s’était battu contre toutes les idées et tous les pouvoirs établis. Vers la fin de sa vie il formula des prévisions, quant au sombre futur de la Grèce déculturée et de ce fait, incapable de créer de l’authentique fait politique, qui se sont réalisées. Sauf que notre lumière, celle de Manos Hadjidakis ne s’est pas éteinte malgré tout.
C’est précisément sur cette lumière qu’a voulu imposer son écran noir Antonis Samaras et les siens, plus que s’attaquer aux clientélismes syndicaux et aux autres népotismes comme il le prétend. Notons que son parti comme également le Pasok, en sont les meilleurs pratiquants historiques. Les sondages d’hier vendredi, indiquent que 65% des personnes interrogées n’admettent pas cette noirceur supplémentaire car de trop, et dont nos vies se trouvent presque noyées. C’est finalement une atteinte à la Démocratie et à la dignité, dit-on une fois de plus et ceci à travers tout le pays. Ou encore ce samedi soir, comme on pouvait l’entendre ce matin sur la Radio “publique-pirate”: “
notre signal est toujours émis, nous existons car nous résistons”. Voilà que les sens, les termes, les réalités et les apparences sont si outrageusement inversés chez nous et même ailleurs. Il y a presqu’un an, au 17 juin 2012, ce fut en cette si longue journée des législatives en Grèce que j’avais publié un billet sur ce même blog sous le titre: “Bateau pirate”.
J’écrivais alors que La Nouvelle démocratie, le parti d’Antonis Samaras, n'est ni “nouvelle” en encore moins “démocratie”. Elle est un bateau pirate affrété par les rois nus de la Troïka, et dont la maîtrise irrationnelle exercée sur notre monde atteint désormais l'hybris.
Et Némésis
ne serait guère loin, indépendamment des résultats des élections d'ailleurs, si l’on veut bien “compter” notre temps par son historicité. Et voilà qu’un an après, c’est l’ensemble du programme de la radiodiffusion publique qui devient “pirate” par la force des vagues, le tout, dans un océan d’hybris et de l’hybridation des consciences. C’est alors grave.
À force de naviguer, les eaux deviennent de plus en plus troubles et c’est seulement en avance lente, que les trirèmes sociétales tentent à développer enfin la manœuvre d'éperonnage contre le grand bateau pirate. Sauf que la manœuvre reste et le demeurera difficile car chez les galériens des nos trirèmes une certaine confusion règne toujours, et quant aux capitaines, à gauche en tout cas, ils ne seraient pas à la hauteur du risque à prendre déjà. Tel est en tout cas, le ressenti que l'on éprouve à l'écoute d’une partie des joyeux citoyens-participants à la fête permanente sur la pelouse du siège de la radio-télédiffusion grecque ERT. Car indéniablement, l’élément festif y est avant tout. Nous avons tout vu alors, des assemblées populaires aux réunions syndicales et jusqu’aux déclarations de Jean-Paul Philippot, président de l’Union européenne de radiotélévision (UER), venu spécialement à Athènes pour demander vendredi aux dirigeants grecs “
de revenir sur leurs décision de fermer la radiotélévision publique et ainsi de rétablir son signal”. Le président de l’UER, représentant 56 médias de service public principalement en Europe, a remis à Yannis Stournaras, “
héritier autoproclamé d'ERT, car ministre de l'Économie”, d’une lettre analogue, “
signée par 51 directeurs de chaînes et radios publiques européennes”.
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Sur la pelouse. ERT, le 14 juin |
S’adressant aux milliers de personnes présentes sur la pelouse de la radiotélévision publique, au soir du samedi 15 juin, un syndicaliste ERT, a expliqué de son côté que “
le gouvernement grec n'a même pas respecté les accords entre la Grèce et l'UER car le signal d'ERT via satellite venait tout juste d'être interrompu. De même, et à l'intérieur du pays, de nombreux émetteurs déjà remis en fonctionnement par les techniciens d’ERT, ont été de nouveau mis hors-service par les hommes de Samaras, escortés évidemment par les policiers du ministre Dendias. Sauf que nos techniciens feront de leur mieux pour que cette nouvelle bataille des ondes soit enfin gagnée”.
On se demande alors qui sera le suivant dans la spirale de la mise à mort subite, à défaut de gagner cette bataille bien évidemment. On sait déjà pourtant, qu’Antonis Samaras n’aurait pas commis d’erreur, sauf en sous-estimant peut-être l’étendue des réactions à l’étranger, et on sait surtout que d’autres organismes suivront cette la mise à mort de la radio-télédiffusion ERT. Même si “
malgré la récession, qui engendre des pertes dans l’ensemble des entreprises de médias, ERT est une entreprise rentable. Si, au premier trimestre 2013, les recettes ont diminué de 1,46%, soit de 3.659.200,00 € sur un total de 246.377.740,00 €, le courrier précise que les dépenses ont aussi diminué. Elles s’élèvent au total à 205.410.000,00€. L’entreprise a donc dégagé un bénéfice de 40.967.740,00€. L'information que nous dévoilons affaiblit un peu plus le gouvernement grec. Ce dernier est dans l'attente du versement d'une nouvelle tranche d'aide européenne de 3,3 milliards. Ce vendredi, un groupe de travail constitué de ministres de la zone euro et de responsables politiques a donné son feu vert au déblocage de cette aide. Un feu vert qui aurait été facilité par l'annonce de la fermeture de ERT, selon une source grecque citée par Reuters”, quotidien l’Humanité du 14 juin.
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Cuisine collective et solidaire. ERT, le 14 juin |
Sauf que... notre premier Ministre ne recule pas. Dans une tribune sous le titre “
On ne peut pas faire de l'omelette sans casser des œufs”, publiée ce dimanche 16 juin par le quotidien Kathimerini, Antonis Samaras répète que “
le problème n'est ni ERT, ni même l’information publique. Le problème est que pour faire avancer les réformes, le peuple grec devrait les soutenir. Et pour les soutenir, nous devons lui montrer que nous osons à nous opposer aux bastions les plus criants dans l’opacité et le gaspillage”.
Et on finira par constater qu’à part les omelettes préparées par les cuisines collectives et solidaires sur la pelouse d’ERT, ou les brochettes préparées par les nouveaux marchands du temple devant l’entrée de la grille, les œufs mais s’agissant de ceux de la société, semblent alors être bien cassés. Comme certains prix en ce moment.
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“Renversons la Junte tripartite maintenant”. ERT, le 14 juin. |
Au centre d’Athènes par exemple, où désormais on peut boire un jus à quatre-vingts centimes d’euro, tandis qu’à côté, les “stands” des affamés sont encore plus nombreux que jamais. J’ai remarqué aussi cette autre nouveauté sur les murs d’Athènes en cette affichette: “
Travail à l'étranger dans le secteur du bâtiment, en France et en Belgique” ou cette autre affiche mais déjà assez connue car plus ancienne: “
Si vous ne pouvez pas emprunter en Grèce, nous vous proposons des prêts contractés depuis la Bulgarie ou depuis la Roumanie”.
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“J'ai faim”. Athènes, le 14 juin |
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“Travail en France et en Belgique dans le bâtiment”. Athènes, le 14 juin |
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“Empruntez en Bulgarie et en Roumanie”. Athènes, le 14 juin |
On marche alors sur des œufs... en se baladant dans Athènes depuis un moment déjà. Et à défaut d’émigrer en France et en Belgique ou d’emprunter de l’argent en Bulgarie ou en Roumanie, on finira par... vraiment casser les œufs “
en prenant les armes” comme le suggère si ouvertement et de manière surprenante, le journal d’un petit mouvement politique qui se réclame en plus du christianisme. Drôle d’époque, vraiment.
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“Ceux qui le peuvent doivent porter les armes”. Athènes, le 14 juin |
On finit alors de plus en plus souvent... par trouver nos nombreux animaux “adespotes” des rues et des parcs bien sereins, avant de reprendre le chemin qui nous conduira au siège d’ERT.
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Animal “adespote”. Athènes, le 14 juin |
Car au moins, au siège d’ERT nous avons ce sentiment de ne plus être “desposés”, c'est-à-dire, que le despotisme ne s’exercerait plus sur nous. On peut ensuite réfléchir, échanger, rire, chanter et même danser. Et c’est en cela que notre démocratie, deviendrait de nouveau et d’abord, cette conjoncture joyeuse et émouvante qu’elle n’était plus depuis bien longtemps.
Samedi soir alors, c’était sur cette même pelouse que les musiciens d’ERT, son orchestre ainsi que sa chorale, ont rendu à la fois hommage à Manos Hadjidakis, à Mikis Theodorakis et à notre poète Odysséas Elytis.
Toute une civilisation dont le faisceau de circonstances participe encore quelque part à la construction du fait politique, espérons-le en tout cas. Déjà, ce fut une bien douce nuit de juin à bord des nos trirèmes de la démocratie musicale et musicienne. Les syndicalistes émettent pourtant des appels à la population: “
Venez nombreux passer la nuit ici. Vous êtes notre seule sécurité, contre un assaut de la police”.
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Au concert du 14 juin. ERT, chaîne NET |
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Sur la porte. ERT, le 14 juin |
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ERT. Concert du samedi 15 juin |
* Photo de couverture: Concert. ERT, au soir du 13 juin