Décidément, nous flottons dans un espace virtuellement fatidique. Le “nouveau gouvernement” a prêté serment mardi 25 juin, la presse d’hier en faisait déjà sa Une, sans pour autant attiré davantage les regards que d’accoutumée. Déjà, au soir du lundi 24 juin nous avions assisté à un de ces moments agités, dont le monde usuel et usé des médias habituels en raffole, s’agissant des dernières tractations du “grand instant” prétendument politique. Les journalistes sur Real-FM, ou ceux des chaînes de télévision Méga et ANT1 ont ainsi dramatisé l’insignifiant... à outrance. Günter Anders aurait dit à leur propos que manifestement, “ils tricotent les destinées de notre monde fantôme” sauf que l’histoire, et d’autant plus cette dernière histoire purement et politiquement fictive, nous abuse au point que nous croyons en être les véritables témoins, les véritables acteurs et même les véritables victimes.
Le kiosque. Athènes, le 25 juin |
Par ailleurs il n'est nul besoin pour nous tous en effet, de découvrir mardi matin les “nouveaux” visages du gouvernement grec désormais bipartite à travers la grande droite unifiée, c'est-à-dire, la Nouvelle Démocratie et le PASOK. Composé. Nul besoin non plus de s’attarder sur la nomination d’Evangelos Venizélos à la tête de la diplomatie... néolocale helladique, ceci n’a plus tellement de sens, sauf peut-être pour les journalistes qui en vivent, et alors pleinement... de tels événements. En effet et une fois de plus, le futile trompeur nous est offert et reçu comme s’il était sérieux. Ce n’est certes pas sérieux, et pourtant sous la Junte du Troïkanisme, tout est déjà si tragique ou plus exactement grotesque. Comme ces deux grandes clôtures semblables, flambant neuves autour du “Parlement”, et désormais inamovibles. Nous serions alors gouvernés par un... tel zoo du grotesque clôturé, et j’écris ceci sans le moindre esprit d’animalisation.
Nouvelle clôture devant le Parlement. Athènes, le 26 juin |
Car Antonis Samaras, Evangelos Venizélos comme bien d’autres, ce sont les créatures d’un monde ontologiquement différent du nôtre, et ceci même définitivement. Supposons d’ailleurs que le nôtre existe encore derrière ses multiples effigies et après tant de fragmentations, de surcroit aggravées par la “gouvernance” du mémorandum. Nous sommes ainsi bien nombreux à nous poser cette question et à l’occasion, comme récemment dans un café athénien, l’autre aporie concernant les politiciens grecs ou pas, ces “autres” dont le regard interroge et qu’on s’ingénie à éviter ne sachant que répondre, déjà à nous-mêmes. Voilà enfin pour ce qui dégagerait de plus spectral, chez “nos” grandes figures de la pacotille politique en ce nouveau siècle. L’ami Grigoris n’en démord pas: “Souviens-toi du moment où accompagnant les élus locaux du quartier, nous avions croisé Evangelos Venizélos de près sur le trottoir de la rue d’Hippocrate. Il avait un regard de fantôme, non ?” Effectivement. Alors soit leur normalité serait bel et bien une histoire de fantômes, soit c’est plutôt la nôtre qu’elle soit devenue fantomatique, mais alors définitivement, ce qui est évidemment beaucoup plus grave. Sauf que les nouvelles mesures que l’on compte par centaines depuis 2010, l’année du primo-mémorandum, n’ont jamais rien de fantomatique. Comme cette ouverture dominicale des commerces, programmée pour bientôt et dont la Confédération Générale des Professionnels, Artisans et Commerçants GSEBEE, s’y oppose. Le contexte est si dramatique souligne son président, Costas Kavathas que “nos adhérents, faute de pouvoir payer les impôts ou leurs diverses dettes, ils seront persécutés avant de finir même en prison”. Tel est également le message suggéré par les récentes affiches de la GSEBEE, place de la Constitution.
Affiche GSEBEE: “Ils nous obligent à ouvrir nos boutiques chaque dimanche... avant de nous enfermer en prison”. Place de la Constitution, le 25 juin |
Au même moment on nous annonce ce mercredi 26 juin par certaines fuites organisées dans la presse, que “dans un délai assez bref, douze mille fonctionnaires territoriaux et de l'éducation nationale seront mis en réserve, tandis qu'aux deux mille licenciés de la radiotélévision publique ERT, s'y ajouteront urgemment encore deux mille personnes”, d’après ce que rapporte la presse économique, des déclarations du nouveau ministre aux Réformes de l’Administration, Kyriakos Mitsotakis. N’en déplaise à nos gauches plurielles ou monolithiques, ERT n’était pas un accident de parcours pour le gouvernement Samaras et encore moins, une erreur dont l’aval de la Troïka et de la Commission Européenne ne serait prétendument pas acquis, bien au contraire et ceci indépendamment de certaines déclarations officielles et de soutien depuis déjà deux semaines. Notons enfin que la seule formation de l’Opposition ayant apporté son soutien à la fermeture de l’audiovisuel public n’est autre que l’Aube dorée. Nos gauches peuvent toujours se prétendre être en alerte, s’agiter et agiter leurs représentations ainsi que leurs stéréotypes, il n’en est rien au fond, la fascisation d’en haut, imposée autrement-dit par l’U.E., le F.M.I. et la B.C.I. ainsi que par nos “fantômes politiques” locaux, rejoint celle d’en bas, minutieusement travaillée sur le terrain par les Aubedoriens.
“Vie... où es-tu?”. Athènes, juin 2013 |
Heureusement que certaines affiches nous informent d’une rétrospective athénienne, consacrée à l’œuvre de Georges Simenon, sauf qu’à côté, le graffiti est fort explicite: “Vie, où es-tu?”. Nous voilà enfin... en quête de vie. Les publicitaires en savent quelque chose. C’est ainsi que toute une gamme de ces pains tranchés issus de la boulangerie industrielle de la marque Katselis fut baptisée: “Goût et vie”. Plus pour longtemps. Yorgos Arvanitis délégué du personnel de l’entreprise Katselis, se dit consterné par la “mort subite” de l’usine annoncée il y a deux jours. Les employés désirent continuer à faire tourner l’usine, rien de moins évident. Décidément, et suite à l’affaire ERT, notre pays, déjà connu pour être un territoire de la mort lente, serait en phase de devenir simultanément celui de la mort subite, alors très en vogue en ce moment.
Katselis: “Goût et vie”. Pain complet. Grèce, juin 2013 |
Mais à part Katselis, la vie ainsi que son goût seraient déjà perdus par exemple dans nos hôpitaux, et on craint même que les prochaines morts subites ne les concernent, tel est le pire ressenti en ce moment chez nous. Déjà en Thessalie, région de la Grèce centrale, le CHU de la ville de Larisa est le seul où on pratique encore certains examens pris en charge par le système de Santé, la gastroscopie par exemple. C’est ainsi que les patients y convergent à leurs frais évidemment, depuis tous les départements voisins pourtant dotés d'établissements de soins à caractère public, sauf que ces derniers seraient sur le point de disparaitre progressivement ou par mort soudaine, c’est à prévoir comme on le sait depuis l’automaticité des mesures, instaurée par le mémorandum II de février 2012. Les habitants de Trikala y rencontrent ceux de Volos, de Karditsa, voire ces voisins plus lointains de la région de Lamia ou de Kateríni. “Nous avons fait tant de kilomètres pour un examen pourtant si simple, jusqu'ici pratiqué chez nous. Mais où allons-nous ? Vers la mort ? C’est alors cela l’austérité...”, paroles échangées entre patients dans un hôpital aux couloirs parfois assez vides.
Train en Thessalie. Juin 2013 |
CHU de Larisa. Juin 2013 |
Une grande composante de la société ne s’en sort déjà plus du tout, une autre et ne s’en sortira pas, puis une troisième... tombe dans les bras de l’Aube dorée. À Trikala par exemple, les nouveaux locaux de ce mouvement sont situés rue d’Asclépios, en plein centre-ville, événement qui en somme est déjà considéré comme très banal par les habitants de la ville. Ce n’est alors pas demain que nous en serons guéris. Il y a aussi ceux qui parmi nous choisissent de partir autrement et “simplement”. L’hebdomadaire politique et satirique “To Pontiki” dans un reportage récent, tire la sonnette d’alarme sur l’apparition, rien qu’en 2012, de plus de 70 nouvelles drogues synthétiques dont la fameuse “Sisha”, fabriqué à base de liquide de batterie ou de l’eau de Javel. “Cette substance provoque de l'insomnie, des hallucinations et de l'agressivité. Je pourrais même tuer quelqu'un sans m'en rendre compte. C'est vraiment la mort. Dès que j'en aurai bu partez loin d'ici, je deviendrai fou et dangereux, je peux vous attaquer”, a déclaré aux reporteurs de l’hebdomadaire, un homme âgé de 24 ans toxicomane à la sisha.
Puis, il y a aussi ceux qui parmi nous choisissent de partir ailleurs et tout autant “simplement”, à savoir, émigrer si possible vers un autre pays de l’Union Européenne. Ils sont à présent 24% à déclarer vouloir s’établir ailleurs d’après la presse économique du jour. Décidément, nous flotterons dans un espace virtuellement fatidique... et bientôt vidé d’une partie de ses habitants.
Locaux de l'Aube dorée: “Non au racisme contre les Grecs”. Trikala, juin 2013 |
Nous agissons désormais sous la ligne de flottaison, pas tous certes mais néanmoins une très grosse majorité bien râleuse mais politiquement inerte. Nous achetons rue Hermès, notre petit bout de pain aux marchands ambulants pour cinquante centimes, tout comme certaines chemises soldées à plus de 70% en ce moment, ce qui revient à douze euros la chemise. Impressionnés par la plus grande lune de l’année, certains d’entre nous espèrent toujours se faire une place ou plus précisément un strapontin, auprès du nouveau grand parti unique en gestation, à savoir la Nouvelle Démocratie Pasokocrate. Le système politique a définitivement basculé mais pas le “système”, comme on aime dire encore parfois de temps à autre. Les “spécialistes” quant à eux et comme si de rien n’était, proposent par voie d’affichage des cours de préparation pour le prochain concours donnant accès à un poste dans la fonction de garde-côtes.
Et à part les Troïkans, nos sympathiques touristes sont à Athènes et ils nous observent comme il se doit. Fatigués de nos fantômes nous pouvons au moins et pour l’instant nous rendre encore sur la pelouse de notre ERT. Ce soir au concert Lena Platonos nous fera revivre ce grand moment musical que fut en son temps vers la fin des années 1970 et bien au-delà, l’émission radiophonique pour les enfants “Ici Lilipoupoli - Cité des Lilliputiens”, sous l’impulsion évidemment de Manos Hadjidakis. Une parodie en même temps du fait politique, très formatrice pour les enfants que nous étions à l’époque. J’y étais déjà, et depuis, fidèle auditeur du troisième programme de Manos qui n’est plus pour cause de dramatisation de l’insignifiant... paraît-il à outrance.
Petits pains, rue Hermès. Athènes, le 25 juin |
La... grande lune. Athènes, le 24 juin |
“Préparation au concours des garde-côtes”. Athènes, le 25 juin |
Touriste, place de la Constitution. Athènes, le 25 juin |
Reste à défaire... le tricot des destinées de notre monde fantôme. Hier soir 25 juin et dans le prolongement d’une séance d'information commune entre certains membres du mouvement du “Plan B” et les techniciens et producteurs du Troisième programme chez ERT, il en résulte entre autres, cette proposition, pas tout à fait nouvelle d’ailleurs: faire converger les lieux de contestation et de lutte actuelles sur le parvis de l'ERT. L’avenir en décidera d’une manière ou d’une autre, ce qui ne tardera pas trop je crois.
Poubelle “ERT SA”. ERT, juin 2013 |
Décidément, notre Cité des Lilliputiens vieillit alors si mal en ce moment. Son tricot étroit devient en plus insupportable car l’été est déjà plein comme on dit. “Lilipoupoli a commencé comme un programme dont la vocation fut d'apprendre à de très jeunes enfants ce qu'est la couleur rouge, ce qu'est le vert, la signification du proche comme du lointain, du petit comme du grand”, avait dit en 2002 Marianina Kriezi, qui en avait écrit les paroles. C'est à recommencer et pas que pour les enfants.
Au centre-ville. Athènes, juin 2013 |
* Photo de couverture: Sur un mur. Athènes, juin 2013