En ce moment sur le marché historique d’Athènes les touristes se mêlent aux autres badauds du dimanche. Jusqu’à la bousculade. L’hétéroclite connait ses heures de gloire, on en vend partout et même à la sauvette. Car, à part les récupérations de toutes sorte, on sait aussi que de nombreux objets et ustensiles volés dans l’agglomération, y trouvent également leur... aboutissement, pour ce qui tient de la gestion... de leur chaîne logistique. Pas loin, du côté de certaines galeries, on suggère alors que l’art côtoie la crise sans rougir, tandis que par un certain goût pour l’hétéroclisme et pour l’inédit... la carte postale, ou plutôt son concept, devient... souvlaki, autrement-dit, “brochette à la grecque” pour ces excursionnistes.
L'art face à la crise. Athènes, le 28 juillet |
Athènes devient alors un véritable cabinet de curiosités, un lieu où se trouvent entreposés et exposés des objets et des anachronismes collectionnés, le passé mêlé au futur... ainsi qu’à nous tous.
Athènes, le 28 juillet |
C’est donc si flagrant, combien et même comment, ce présentéisme connu et rodé qui anime les touristes... historiques depuis de décennies déjà, se différencie autant du nôtre désormais. “Regarde Mihalis, nous sommes passés de l'autre côté du miroir du monde, observe bien ces touristes qui descendent depuis l'Acropole, ils sont certainement issus du sous-continent indien. Qui l’eût cru mon vieux ?”, commente alors l’ami de Mihalis, tous deux assis sur une terrasse de café au pied de l’Acropole.
Et lorsqu’on ne peut plus voyager autrement, c’est en... passant à travers la fenêtre grande ouverte du temps et de la crise qu’on y parvient. Au marché d’Athènes, c’est en tout cas en cheminant à travers tant d’objets d’époque, ou en... passant en revue les illustrés d’antan. Comme “L’Excursion - Revue mensuelle du tourisme et de l'alpinisme” de 1931, ou encore “Il Massaia- Bollettino delle missioni estere dei Minori Cappuccini” datant de 1939. Forcément, l’encyclopédisme de notre temps présent a changé de registre, d’ailleurs ceci, n’est pas uniquement qu’une des retombées du dernier “googlisme”.
Revues d'antan. Athènes, le 28 juillet |
Pour autant, crise ou pas, nos bouquinistes ne délaissent pas le marché d’Athènes à Monastiraki. Sauf que les collectionneurs peinent désormais à financer leur passion, c’est bien clair et surtout visible. Alors les prix baissent, d’autant plus que nos touristes ne s’intéressent que très rarement aux vieux imprimés, et quant aux disquaires, ils en souffrent également. Au fond d’une ruelle près de la rue d’Héphaïstos, un antiquaire, seul dans sa boutique depuis un moment déjà, essaya alors un gramophone portable des années 1930, peut-être bien pour meubler son temps: “Le moteur a été révisé, pourtant, il ne jouera pas plus d’un disque avec une seule remontée de ressort. Néanmoins la sonorité est toujours si agréable à écouter... je vous le vends seulement 150 euros”.
Nous nous sommes seulement contentés de l’essai, afin d’en profiter de quelques disques, en plus du rebetiko des années 1940. La dite “crise”, c’est décidément le royaume de l’hétéroclite et des altérités. Et au-delà des 78 tours du brocanteur, autour de nous précisément, sous les échangeurs des autoroutes et des rocades et derrière même la rue d’Héphaïstos, c’est sous le nez des touristes que nos mendiants, plus présents que jamais, s’offrent au regard rarement prolongé car souvent furtif, des autres comme des nôtres. Et parfois, l'atmosphère s'alourdi de plus en plus, la tension monte.
Mendiant. Athènes, le 26 juillet |
Cette dernière semaine de juillet débuterait par un semblant de “canicule”, car on annonce plus de 39 degrés à Athènes, ce qui n’a rien d’anormal sous nos latitudes... plus la frugalité. À ce propos et en ce lundi 29 juillet, le “Quotidien des Rédacteurs” consacre un assez long reportage au blog de Jack Monroe, la désormais presque célèbre chômeuse britannique, laquelle depuis plusieurs mois, écrit pour expliquer comment il devient alors possible de survivre avec seulement quelques livres ou euros par semaine. “C'est autant un guide de survie qu'un témoignage” semblent alors suggérer, les journalistes du quotidien. L’austérité, ainsi mesurable et démesurée, serait alors autant une affaire “d'ambiance” et de marketing.
Jack Monroe, “Le Quotidien des Rédacteurs” du 29 juillet |
Sauf que l’autre femme du jour, notre héroïne à nous de toute évidence, c’est Clairi Capsahati, enseignante et syndicaliste très active au sein du syndicat PAME, proche du Parti communiste, KKE. D’après le “Quotidien des Rédacteurs” qui rapporte la triste nouvelle toujours ce lundi 29 juillet, Clairi cinquante ans et mère de deux enfants, est décédé samedi soir suite à un épisode cardiaque survenu dans l’après-midi. Elle venait d’apprendre que son poste, comme 111 autres au département de Larissa en Thessalie, est supprimé. Elle serait alors “en disponibilité” durant quatre mois, pour ensuite rejoindre notre... grande armée du chômage frugal. Nous sommes presque deux millions dans ce pays et dans cette situation, et même auprès du FMI, certains experts prévoient un chômage officiel à plus de 34% pour l’année prochaine. Bonne ou plutôt très mauvaise blague. Clairi en tout cas, n’en fera pas partie, elle a été enterrée hier dimanche au cimetière de Larissa.
Et c’est certainement par un certain goût de l’hétéroclite que dans une autre page du même quotidien, Yannis Milios, l’économiste très proche d’Alexis Tsipras, se dit “optimiste quant aux chances de voir prochainement un gouvernement SYRIZA qui obtiendra même la majorité des sièges au Parlement”. L'espoir, c'est ce qui meurt en dernier, mais après Clairi, après Dimitri le pharmacien ou l’épouse de l’électricien du coin, ainsi qu’après tous les autres, c’est bien connu.
Nécrologie, Clairi Capsahati. “Quotidien des Rédacteurs” du 29 juillet |
Nos touristes ou autres visiteurs, n’auront certainement rien su du drame de Clairi. Certains d’entre eux, auraient pourtant vécu leur propre drame sur l’île de Serifos dans les Cyclades, lorsqu’ils ont été évacués via la mer pour ainsi échapper à un incendie alors terrible. Il faut dire que nos systèmes de sauvetage... enfin autre que financier, ont été si gravement atteints depuis l’avènement du troïkanisme, tout comme notre système de santé. Nos touristes malheureusement, le découvrent dans un sens potentiellement et à leur manière.
Nous autres cet été, nous n’aurons certes pas vu Serifos ni la grande exposition d’artistes-peintres contemporains à Syros, comme parfois durant les autres années. Invités par notre cousine Voula l’autre soir sur sa terrasse pour “fêter son nom” comme on dit, c’est une vieille tradition chez nous, nous n’avions d’autre sujet de discussion, hormis nous remémorer nos vacances passées. J’ai d’ailleurs remarqué que nous n’étions qu’huit convives au lieu d’une quinzaine en 2012. Les cousins ou les amis déjà... en faillite définitive, n’avaient visiblement pas pu ou voulu nous rejoindre. Puis, même entre nous, encore... vivants économiquement, l’hétéroclite, la discorde et l’altérité ont alors triomphé une fois de plus. Notre sociabilité n’est plus, et quant à notre société... Pavlos par exemple, issu d’une famille aisée, encore et toujours gérant de biens et de capitaux, fut le seul parmi les convives à pratiquer ce que pour nous autres, Voula comprise, tient désormais de l’exotisme alors extrême, voire de “l'exo cosmique”.
“J'aime voyager, j'aime la montagne et la marche. Fin 2012, nous avons fait la Bolivie, puis le Mont Olympe chez nous et récemment la Hongrie. Nous organisons à présent un circuit en Patagonie pour cette année, ce n'est pas évident car il va falloir penser à tout. Ce qui est toujours épineux, tient alors de l’organisation, je dirais même plus de l’organisation que du coût”. Cosmas, le mari de Voula n’a même pas laissé Pavlos finir sa phrase: “Tu rigoles ou quoi mon vieux ? Nous, nous ne pouvons même plus nous rendre sur la plage à dix kilomètres d'ici, tu viens de la planète Mars... je vois”. Cosmas, étant resté au chômage durant deux ans après le mémorandum I, il vient tout juste de retrouver du travail, alors incertain et mal rémunéré et même ceci, grâce à un parent qui a pu “arriver à quelque chose”, au sein de “son” entreprise.
Chez Voula. Athènes, juillet 2013 |
Artémis notre autre cousine quant à elle, elle prétendait que le poste au sein de l’entreprise où elle travaille en tant que cadre demeure... intouchable, et que “ceux qui se suicident après avoir perdu leur travail sont de gens à problèmes psychologiques. Ce n'est pas la crise qui serait responsable de leur acte”. Une analyse qui n’a pas fait très grand plaisir à mon autre cousin Costas et encore moins à son épouse Vanna, tous deux au chômage depuis le printemps dernier. Pourtant Artémis, fera des économies cette année comme elle admet désormais publiquement. Elle louera une maison en entier au bord de la mer, le tout, à moins que le prix d’une chambre. L’explication est désormais simple. De nombreux promoteurs immobiliers dont les constructions récentes en résidences secondaires ne trouvent plus d’acquéreurs, les proposent en location saisonnière ou même à l’année. Des milliers de propriétaires, grecs ou pas dans les îles en font de même, ces réseaux connaissent alors un essor extraordinaire, au même titre que les échanges entre propriétaires. Et on règlera en liquide bien évidemment.
Comme pour toutes les branches... brisées de notre économie, un large marché noir se développe à grande vitesse. C’est indéniable, d’autant plus, que tout le monde réalise à présent que la seule justice fiscale en cours, est celle imposée par les “créanciers” internationaux et par la caste des politiciens et entrepreneurs grecs qui ont toujours passé outre de toute justice fiscale et de toute justice tout court en attendant. Cotiser même, n’a guère plus tellement de sens dans notre pays dans la mesure ou bientôt, on comptera les fermetures d’hôpitaux mois après mois, comme celles des écoles ou des crèches. N’en déplaise aux... “Stournarosaures” du ministère des Finances, et en dépit de la saignée imposée sans le moindre geste d’équité sociale, les recettes fiscales seront plus que jamais défaillantes. Telle semble être le but non avoué de la Troïka, la “défaillance durable” et qui instaure le régime de l’intimidation et de la “peur éternelle”.
Pour l’instant, l’artefact est fonctionnel. Mais après ? Notre société est dans une ébullition à bas voltage, mais ébullition tout de même. D’ailleurs et en ce moment, les rumeurs qui circulent dans les quartiers nord d’Athènes, rapportent que ce pauvre Yannis Stournaras “ne sortirait plus acheter son pain à la boulangerie du coin. Le boulanger affirmerait de son côté que certains habitants du quartier auraient insisté auprès de lui, afin d’obtenir des informations sur les habitudes et les horaires du ministre des Finances”. Je remarque alors autour de moi et surtout dans les cafés, que les “administrés” sont de plus en plus friands de ce type de rumeurs, ce n’est pas tant la vérité qu’importe ici, mais plutôt la... signalétique de saison je dirais.
En mer Égée, été 2011 |
Chez Voula au moins, nous avons soigneusement évité d’évoquer de manière directe les dernières rumeurs ou la crise, dans la mesure du possible en tout cas. Nous nous sommes plutôt racontés les périples d’avant ainsi que nos fins de saison d’alors, à défaut d’en parler de cette autre fin de toute une époque.
“Locaux à louer”. Athènes, le 26 juillet |
Et enfin, les nuits d’été à Athènes sont toujours belles aux dires de tout le monde et de notre cousine Voula, après-tout, il n’y a qu’à lire le “Quotidien des Rédacteurs” pour se tenir informé des expositions du moment à Syros où “l'homme est au centre”, ou plutôt... la femme, d’après la vision des artistes. À défaut d’y être pourtant.
Athènes, juillet 2013 |
Les expositions à Syros.“Quotidien des Rédacteurs” du 29 juillet |
L’hétéroclite connait ainsi ses heures de gloire, car à part les récupérations de toutes sorte, on sait aussi que certains objets illustreraient notre temps avec tant de précision.
Au vieux marché. Athènes, le 28 juillet |
C’est cette précision qui fait parfois défaut aux nombreux visiteurs de notre ville ou des îles. Parfois certes, mais pas toujours. Dans une ruelle au pied de l’Acropole, un vieux guitariste, sans doute un ancien musicien professionnel, interprétait dimanche nos plus belles chansons des années 1940. Les rares touristes de passage n’ont certainement pas remarqué la musique et encore moins ses allégories et leurs fantômes. Étrangement, le son de la guitare ainsi que sa voix sonnaient alors si juste.
Le vieux musicien. Athènes, le 28 juillet |
Cette dernière semaine de juillet coïncide avec un début de “canicule” et on nous annonce plus de 39 degrés à Athènes, ce qui n’a rien d’anormal sous nos latitudes, répétons-le. Nos adespotes en savent certainement quelque chose. À longueur de journée ils restent à l’ombre ou sous abri, durant les heures les plus chaudes. Les touristes qui se mêlent à nous et aux autres badauds du dimanche jusqu’à la bousculade, ne le verront finalement pas ou si peu. Et la crise ?
Sous l'Acropole. Athènes, le 28 juillet |
* Photo de couverture: Sur le marché. Athènes, le 28 juillet