Il est intéressant de noter que l'histoire humaine affiche parfois un synchronisme remarquable et que les événements tombent à point nommé. Comme entre deux parutions. C’est en discutant avec mon ami Olivier Delorme que nous avons alors “découvert” cette évidence... d’historien: en Europe de la zone euro (et en Europe tout court), nous changeons... enfin de siècle, un peu à la manière de ce qui fut la transformation inaugurée peu avant 1914 pour le “court XXe siècle”. En effet sa trilogie: “Histoire de la Grèce et des Balkans - Du Vème siècle à nos jours”, parue en France en octobre 2013, quelques jours seulement avant mon essai: “La Grèce Fantôme” suggère en somme cette continuité entre ces deux œuvres.
Car c’est autant à travers cette histoire de la Grèce et des Balkans depuis le Ve siècle que le “Fantôme” actuel devient alors possible, voire mieux lisible. La trilogie d’Olivier Delorme couvre ainsi une assez longue période, une œuvre “rétrospective”, à mon avis indispensable lorsqu’on veut approfondir notre vision... fatiguée même des faits insoutenables du temps présent.
Pourquoi une telle somme ? D’après l’auteur, c’est parce que d'hier à aujourd'hui, les Balkans ont été et demeurent une des frontières essentielles de l'Europe. Et que l'oubli du temps long par les puissances européennes a nourri des catastrophes en chaîne au cours des siècles.
Zone frontière est un euphémisme: ici se heurtent la chrétienté romaine et byzantine, bientôt orthodoxe ; la chrétienté dans son ensemble et l'islam ; les empires européens et la puissance ottomane ; les empires européens entre eux, à commencer par la maison d'Autriche et le tsar des Russies ; les idées impériales et la révolution des États-nations ; les États-nations fondés sur un grand récit historique unitaire et les minorités nationales pour ainsi dire jamais reconnues dans leurs droits ; le cours impérieux des guerres locales, régionales, mondiales et froide et un brassage incessant des populations qui rend vain tout espoir d'un État ethniquement homogène ; pour ne rien dire des promesses des idéaux démocratiques européens et le cynisme quasi-absolu des puissances européennes face à “l'Orient compliqué”.
Athènes, l'Acropole |
Le premier volume traite des Empires byzantin et ottoman, de leurs caractéristiques et de leurs legs dont les enjeux marquent l'histoire de la région jusqu'à la révolution jeune-turque de 1908. Ce premier volume s'ouvre sur un aperçu de ce que furent les Empires byzantin et ottoman, leurs caractéristiques et leurs legs — qui marquent, parfois encore, le temps présent. Il est en grande partie consacré au processus d'émergence d'identités nationales modernes à partir des vieux systèmes d'identification religieux et de projets démocratiques dans le sillage de la Révolution française, un processus qui, face à l'incapacité de l'Empire ottoman à se réformer, aboutit à la création d'États-nations dont la souveraineté, fragilisée par une arriération économique et sociale héritée de la domination turque, reste singulièrement limitée par les impérialismes occidentaux et russe.
D'une guerre l'autre, le deuxième volume conduit le lecteur du refoulement de la puissance turque hors de l'Europe lors des guerres balkaniques de 1912-1913 et de la liquidation d'un hellénisme d'Asie Mineure deux fois millénaire en 1922-1923, à la constitution, notamment à travers la guerre civile en Grèce, des blocs antagonistes à partir de 1947.
Le deuxième volume sera consacré à l'évolution de ces États nationaux durant un XXe siècle qui voit se succéder le refoulement de la puissance turque hors d'Europe lors des guerres balkaniques (1912-1913) et les heurts de nationalismes concurrents durant la décennie qui suit, la diffusion du “modèle fasciste” sous l'effet de la crise économique de 1929, les tragédies d'une occupation particulièrement sauvage en Grèce et en Yougoslavie, puis la constitution des blocs antagonistes au lendemain de la deuxième guerre mondiale.
Ville de Trikala en Thessalie |
Le troisième volume guide le lecteur dans les méandres actuels de la région, depuis la consolidation des démocraties populaires, puis l'effondrement de la dictature militaire grecque jusqu'à l'éclatement du glacis soviétique et les terribles conflits qui s'en sont suivis. Il s'achève sur les espoirs et les désillusions suscités par l'Union européenne — de l'enthousiasme démocratique aux ambiguïtés de la sécession kosovare et aux cures d'austérité brutalement imposées aux peuples.
Le troisième volume s'attachera à l'étude de la longue et chaotique démocratisation du régime grec issu de la guerre civile, de l'évolution des démocraties populaires, de l'éclatement yougoslave, de la transition démocratique et de l'intégration européenne des pays de l'ancien glacis soviétique, rendu d'autant plus difficile que l'Europe change alors profondément de nature sous l'effet de la “révolution” néolibérale et libre-échangiste partie de l'Angleterre thatchérienne et des États-Unis reaganiens durant les années 1980.
Athènes, manifestation en 2011 |
C'est aussi dans les fondements idéologiques de cette “révolution” qu'il faut chercher les causes profondes à la fois de la “crise grecque” et de son traitement par l'Union européenne. Entamée au printemps 2009, alors que les prodromes de cette crise n'apparaissaient qu'à peine, l'écriture de ce livre aura progressé au rythme de sa montée en puissance. Il s'achève par une tentative d'analyse de la tragédie que vit depuis bientôt quatre ans le peuple grec, victime de la spirale récessive résultant des politiques appliquées avec une brutalité inédite en Europe depuis les années 1930 et dont les conséquences politiques intérieures, régionales, européennes restent aujourd'hui impossibles à évaluer.
En définitive, cette somme dessine l'histoire de l'ensemble aux destins indissociables que forment la Bosnie- Herzégovine, le Monténégro, la Serbie, le Kosovo, l'Ancienne République yougoslave de Macédoine, l'Albanie, la Bulgarie, la Roumanie, la Turquie, la Grèce et Chypre. Elle est présentement un ouvrage unique.
Olivier Delorme est agrégé d'histoire. Il fut de 1984 à 1987 directeur des Études et recherches à l'Institut Charles de Gaulle, puis chargé de mission pour la préparation des journées internationales: De Gaulle en son siècle (1987 - 1990), responsable de la collection Retour aux textes à la Documentation française (1990 - 1997), puis maître de conférences à l'Institut d'études politiques de Paris (2001 - 2008). Une séance de signatures est prévue samedi 30 novembre à la librairie Desmos à Paris.