Au royaume des vulnérables, c’est sur l’inconnu que la divine crise règne en maître. Le quotidien athénien retrouve ainsi l’essentiel de ses rythmes... écorchés. Vies... d’en bas, détachées du futur et autant suspendues dans le vide, pour le commun des mortels bien entendu. “J'ai de nouveau éteint la télévision, je ne lis plus les journaux, tout est confusion et imprécision, tu devrais le faire aussi”, insiste un retraité dans un café de la place Omónia.
La statue de Kostís Palamás vandalisée. Académie, Athènes, mars 2015 |
Sur ces lieux le même jour, une femme prise de panique a traversé alors toute la place en diagonale et en courant. Elle hurlait alors de toute la force de ses poumons, ses maux tout comme ses idiomes, dans une langue slave que nous ne comprenions guère. Visiblement, elle n’était pas poursuivie, certains passants tentèrent de la calmer, le retraité du café de la place Omónia et son épouse lui proposèrent une boisson, en vain.
Ella a disparue aussitôt qu'apparue vers le bas de la place, franchissant de la sorte cette frontière invisible par les touristes, séparant... la ville de l’endroit et celle de l’envers. Fait du jour aussitôt oublié, incarnant cette impossibilité... ontologique anonyme, flagrante et itérative à souhait par les temps qui courent. Gestes quotidiens que nous observons à Athènes, les yeux grands ouverts, fixant ainsi le plafond symbolique et social crevassé, dépassant alors les pires prémonitions des années dites de l’avant-crise.
Subséquemment, les frontières se multiplient. Lorsqu’on emprunte par exemple les bus reliant certains quartiers du Pirée à ceux d’Éleusis, ce qui frappe, c'est la gratuité des détails pour ce qui relève (et révèle) de l’allure des passagers. Grecs comme immigrés. Leur apparence vient ainsi tout droit des hauts... lieux de la paupérisation et de la ghettoïsation: femmes, hommes, vieillards ou enfants même, d’un type... idéal pratiquement invisible ailleurs, dans le centre historique déjà. Loin, très loin même des incertitudes et des confusions nourries par les faits politiques, cette partie du pays semble déjà avoir été sectionnée à jamais, et autant acculée, aux pires profondeurs de l’univers (économiquement) concentrationnaire de la Grèce.
La politique courante. Presse du 23 mars. |
Pour tous ces gens, comme pour bien d’autres, d’après ce que je remarque, le rendez-vous politique au sommet cette semaine, entre Alexis Tsípras et Angela Merkel, n’apporte guère de sens à leur destinée. Nous entrerions donc dans une nouvelle phase, autant inédite que les précédentes, où le mémorandum et la Troïka restent omniprésents, sans toutefois cette lourdeur désespérante de la “gouvernance” Samarás. Les Grecs, emmurés une fois de plus dans leurs difficultés quotidiennes, ils ne voient toujours pas d’horizon devant eux, sauf que personne ne regrette vraiment les gouvernements précédents.
Cette période, aux épisodes indéfinissables, est autant celle du brouillage médiatique... enfin impeccable. D’une part, il y a cette guerre ouverte des medias du système établi des baronnies athéniennes, contre le gouvernement SYRIZA/ANEL, et d’autre part, il y a ces autres médias, proches de SYRIZA principalement, lesquels... s’adaptent (et d’ailleurs rapidement), à la nouvelle situation, jugeant par exemple très positive, la rencontre entre Alexis Tsípras et Angela Merkel, dont l’essentiel demeure d’ailleurs inconnu à nous tous illustres inconnus.
Librairie... ouverte. Athènes, mars 2015 |
Symboles d'usage. Athènes, mars 2015 |
Face à un tel foisonnement de nouvelles disparates, plus contradictoires que jamais, si empestées par les sédiments successifs de la réalité... virtuelle, et surtout autant pénibles à vérifier, Greek Crisis (accablé déjà par son... terrain participant toxique et autant par sa triste matérialité financière), adopte désormais une attitude plus... ésotérique, plus distanciée dans un sens. Le blog fera alors davantage dans l’ellipse... évitant ainsi (si possible) l’éclipse !
Paraphrasant à peine Norbert Elias, je dirais que cette attitude rappellerait un peu ces hommes des sociétés... préscientifiques, matériellement et cognitivement impuissants face aux “caprices de la nature”, ou face à ceux, imposés par la déréalisation des stimuli, la financiarisation des échanges (politiques, économiques, interpersonnels) alors comprise. La (supposée) science quant à elle, s'inscrirait certes dans un processus de distanciation et de contrôle des affects et, par conséquent, dans un processus de civilisation, et donc de logos. En réalité, ces hommes des sociétés... méta-scientifiques, les nôtres pour faire court, sont autant matériellement et cognitivement impuissants que les aïeuls.
Je remarque autant par exemple à travers les manifestations du temps présent, la stérile répétition chez certains, qui consiste à vandaliser les monuments ou les bâtiments. Une partie de la presse grecque dénonce à ce propos les récents vandalismes, dont celui de la statue de Kostís Palamás, une fois de plus victime... de notre modernité. Le poète, né à Patras en 1859 et mort à Athènes en 1943, était considéré comme le plus important de sa génération et Il fut d'ailleurs proposé pour le Prix Nobel de littérature en 1939. Une statue, notons-le, étant l’œuvre du sculpteur Vássos Faliréas (1905-1979), ancien élève en France, des sculpteurs et artistes, Charles Despiau (1874-1946) et Aristide Maillol (1861-1944).
Place de la Constitution. Préparatifs en vue de la fête nationale du 25 mars |
Sa réputation avait été internationale: ainsi, à Paris, Hubert Pernot (1870-1946), helléniste réputé de la Sorbonne, organisa un hommage à Kostís Palamás en avril 1926, et la même année, le poète est admis à l'Académie d'Athènes dont il devient le Président en 1930. En 1937, il est fait chevalier de la Légion d'honneur par le ministre français de l'Éducation. En octobre 1940, Palamás lance un message très célèbre au début de l'occupation allemande: “Je n'ai qu'une chose à vous dire. Enivrez-vous du vin immortel de 1821”, s’agissant de la Guerre d’indépendance grecque, célébrée chaque année par la fête nationale du 25 mars.
Ce vandalisme, à l’instar de tant d’autres, prouve ainsi que le fil... sensoriel de l’histoire serait déjà égaré chez certains esprits; le 27 février 1943, les funérailles nationales de Palamás donnèrent lieu à un poignant appel à la résistance par le poète Ángelos Sikelianós, par l'archevêque d'Athènes, Damaskinós, et par la foule qui reprend en chœur l'hymne national.
L’imbroglio ambiant fait qu’au même moment, certains mouvements politiques usent et parfois abusent des images du passé, lorsqu’il s’agit par exemple de collecter des fonds... et de reproduire à ce but, la célèbre photo de la manifestation de l’EAM (Front National de Libération ; le principal, mouvement de résistance en Grèce, inspiré par le KKE, le PC grec), place de la Constitution en 1944.
Manifestation de l’EAM place de la Constitution en 1944. Affiche de mars 2015 |
Il se peut que les... pièces jointes du passé ainsi que leurs effets et affects, soient inaccessibles, comme autant oubliées et ignorées, sauf pour les besoins de la caricature. Relisant un ouvrage d’un confrère historien sur les effets désastreux de l’Occupation et de la Guerre civile (1941-1949) et sur les représentations et les stratégies de survie (et... de mise à mort) à l’époque, j’ai remarqué une photographie datant du 22 juillet 1943.
Les athéniens avaient alors manifesté par milliers contre les forces d’occupation allemandes, italiennes et bulgares (au nord de la Grèce). Cette manifestation avait été réprimée... par les armes, une soixantaine de manifestants ont été ainsi exécutés, et la photographie en question montre alors des manifestants tombés... à jamais sur le trottoir de la rue Homère. Soixante-douze ans après les faits et au même emplacement de la rue Homère, la poésie demeure toujours égarée des préoccupations et des gestes. L’histoire c’est d’abord un instantané... mais d’infortune.
Manifestants tués. Athènes, rue Homère, le 22 juillet 1943 |
Même endroit. Athènes, rue Homère, mars 2015 |
L’histoire présente revient-elle toujours et encore d’un instantané... d’infortune. Les passants deviennent ainsi visiblement indifférents aux... cadavres sociaux du jour et de chaque jour, surtout à Athènes. Comme durant l’Occupation, les mêmes mécanismes psychologiques de la deshumanisation sont à l’œuvre, la survie coûte que coûte, la peur de l’immédiat et l’angoisse face à l’imprécision voulue (car imposée) du futur et des repères spatio-temporels et existentiels chez le plus grand nombre.
Les sans-abri, ou plutôt certaines personnes solidaires et expressives, dessinent parfois leurs “abris” et leurs “maisons”, ainsi précisément désignés sur les murs de la ville. Par les temps qui courent, c’est peut-être une manière d’expression mieux précise... que les (autres) slogans politiques. Les élections sont passées, SYRIZA gouverne (?), et l’espoir... n’est pas venu !
Cadavre... social. Athènes, mars 2015 |
Maison... symbolique. Athènes, mars 2015 |
Je remarque enfin combien notre temps de crise... donne alors plus cher... de la pornographie que de la mémoire historique, toutes deux superbement illustrées pour les besoin des magazines. 6,90 € pour la Grande Guerre et 12,90 € pour une certaine pornographie (au sens disons élargi).
Dans la rue Phidias, à la mémoire du célèbre sculpteur choisi par Périclès pour exécuter les statues du Parthénon, dont celle dite chryséléphantine d'Athéna Parthénos, dédiée en -438, le bâtiment meurtri de l’ancien Conservatoire de musique d’Athènes ne rappelle plus grand-chose de son passé. Construit entre 1836 et 1837, il avait abrité en son (premier) temps, la demeure de l’Ambassadeur d’Autriche Anton Graf von Prokesch-Osten (1795-1876), ami du prince de Metternich, il fut envoyé en mission en Orient à partir de 1824, entre autres, pour observer les divers conflits issus de la Guerre d'indépendance grecque.
C’est ainsi qu’en en récompense de ses services, il se vit conférer le titre de Ritter von Osten (Chevalier de l’Orient) en 1830. Hans Christian Andersen, (1805-1875) le grand romancier, dramaturge, conteur et poète danois, célèbre pour ses nouvelles et ses “Contes de fées”, ami également de Anton Graf von Prokesch-Osten, avait été accueilli dans cette maison qu’il avait tant admiré... mais c’était en 1841.
La demeure d'Anton von Prokesch-Osten rue Phidias. Athènes, mars 2015 |
L’hôtel luxueux historique “Alexandre le Grand”. Athènes, mars 2015 |
De même, l’hôtel luxueux historique “Alexandre le Grand”, inauguré en 1889 à l’architecture caractéristique du classicisme athénien (19e siècle), place Omónia, réquisitionné par l’armée allemande en 1941 et par l’armée britannique ensuite, est abandonné depuis longtemps, bien que classé monument historique. Œuvre d’Ernst Ziller (1837-1923), cet architecte, chercheur et archéologue saxon naturalisé grec, avec plus de 500 bâtiments privés et publics construits entre 1870 et 1914. Ziller, a laissé une empreinte durable sur l’architecture historiciste de la fin du XIXe siècle en Grèce.
Depuis le dernier étage de l’hôpital Agios Sávvas, spécialisé dans l’oncologie, la vue est imprenable... sur les huit immeubles très modernes en 1936, lorsqu’ils ont été inaugurés dans le but d’héberger des familles de refugiés Grecs d’Asie mineure. Portant encore les stigmates de la bataille d’Athènes entre décembre 1944 et janvier 1945 (opposant les combattants communistes aux forces royalistes et à l’armée britannique), ces immeubles pourtant classés, subissent le presqu’abandon et ils abritent en partie, des familles d’immigrés de notre temps d’après.
Les immeubles inaugurés en 1936. Athènes depuis l’hôpital Agios Sávvas, mars 2015 |
“Tout est alors vain et la Gauche au pouvoir n'est qu'une piètre opérette”, insiste-il mon ami Anéstis. Hospitalisé à Agios Sávvas car opéré d’urgence la semaine dernière, il arrive déjà à un premier bilan de sa vie, politiquement engagée disons à gauche. Quand il guérira, car il faut qu’il guérisse mon ami... contrairement (d’après lui) à l’état irrécupérable de la gauche européenne, nous irons enfin faire une balade en voilier avec mon ami Vardís, maintenant que mon projet professionnel... et existentiel “Greece Terra Incognita” est lancé.
Le quotidien athénien retrouve ainsi l’essentiel de ses rythmes... écorchés et la journée de la fête nationale du 25 mars a été péniblement célébrée sous la pluie. Notre gouvernement avait voulu en faire une fête populaire, en plus du défilé traditionnel, au contraste des barrières filtrantes et de sécurité, d’après la pratique “d'accès restreint et sur invitation pour de raisons de sécurité”, inaugurée par les gouvernements précédents.
Pour une fois, c’est la pluie qui a gâché la fête et non pas la Troïka. Alors on progresse... au royaume des vulnérables.
Fête nationale du 25 mars 2015 à Athènes |
* Photo de couverture: La statue de Kostís Palamás vandalisée. Athènes, mars 2015