Greek Crisis
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Sunday, 23 August 2020

Parents and combat alliances
Parents et affins de combat



Retour à l’histoire en ce temps agité. Août - Septembre 1922. Il y a 98 ans, la guerre gréco-turque en Asie mineure s’achevait. Elle a été dans un sens, inaugurale pour les deux pays, Grèce et Turquie. Hélas, les traités de Paix et d’Amitié signés sitôt après, ainsi que la reconnaissance des frontières établies et fixées à l’époque n’ont pas survécu en Turquie après la mort de Kemal Atatürk. La suite est connue... pour un futur alors prometteur, en août déjà 2020.

Soldats grecs défilant sur les Champs-Élysées. Paris, 1919

Réflexions sur des correspondants de guerre 1918-1923.

On considère la Grande Guerre terminée le 11 Novembre 1918. Pas tout à fait en réalité. Sur certains fronts périphériques, les hostilités se poursuivent durant de longs mois. Tel est le cas de la guerre gréco-turque en Asie mineure entre 1919 et 1922, inaugurée par le débarquement des premiers soldats grecs à Smyrne en Mai 1919. Sur le plan opérationnel, la tactique d’une pénétration limitée, au-delà des termes du Traité de Sèvres en 1920, se transforme progressivement en une grande campagne à l’intérieur d’Asie mineure ayant comme but de briser les forces turques de l’armée kémaliste, pour s'achever par la décomposition des troupes grecques en août - septembre 1922, provoquant l’arrivée mouvementée en Grèce des régiments en déroute, suivis d’un et demi-million de réfugiés, s’agissant de Grecs et d’Arméniens ayant fui le massacre.

Avec le recul nécessaire on s’aperçoit finalement que cet affrontement, à la filiation à la fois de la Première Guerre Mondiale, des Guerres Balkaniques de 1912-1913 comme du contexte historique particulier entre les deux pays Grèce et Turquie, semble être vécu et pratiqué par le fantassin grec suivant des usages qui de première vue, paraissent assez conformes à ceux issus de l’univers de 1914-1918. Cela dit, et pour bien des aspects, la vie et les représentations du soldat grec sur ce front éloigné, présente des traits comparables avec celle de son homologue français de la Grande Guerre, gazettes du front, marraines de guerre, correspondance, brutalité du combat.

La guerre gréco-turque en Asie mineure de 1919 à 1922 et sa géographie

Smyrne, 20 mai 1921. Cher frère,
Madame la Directrice de la Sœur du Soldat me donne votre adresse en me disant que vous voudriez une sœur pouvant correspondre avec vous en français. C'est avec plaisir que je serai pour vous cette sœur. Si vous voulez je serai très contente d'avoir bien vite de vos nouvelles. Dites-moi d'où vous êtes et où vous avez appris le français. Je vous serre fraternellement la main, votre sœur Grenade.” Lettre rédigée en français, trouvée sur le soldat Mágnis Yórgos, mort au combat le 12 août 1921 à 40 km d'Ankara lors de la guerre gréco-turque en Asie mineure. Athènes, Archives privées Akýlas Míllas.

L'expérience du combat a toujours été singulière. On dit souvent pour une première expérience de guerre que c'est un “baptême de feu”, terme qui renvoie “mutatis mutandis” à une forme de parenté spirituelle forgée par le “feu”. Le combattant est de ce fait un homme transformé, et ce n'est certainement pas par hasard que le soldat novice se préparant à aller au front est considéré comme un “nouveau-né”, selon l'expression d'un fantassin. “Journal du soldat Kravarítis - Un autre débarquement - Écrits d'un soldat originaire de la Grèce Centrale qui a combattu en Asie mineure”, Athènes 1994.

Soldats grecs et leurs morts en août 1921 en Asie mineure 1919-1922. Athènes, musée de la Guerre

Par un axe d'analyse qui privilégie cette parenté symbolique au combat à travers des exemples issus principalement de la guerre gréco-turque en Asie mineure et dans une moindre mesure des guerres balkaniques et de la guerre de 1914-1918, nous nous efforcerons de montrer combien et comment le combattant grec de la période véhicule, jusque sur le champ de la bataille, ses représentations les mieux ancrées, y compris celles issues de la sphère de la parenté “lato sensu”. Notons que ces matériaux ont entre autres contribué à la rédaction du travail de thèse: “Grigoríou Panagiótis - Vie et représentations du soldat grec pendant la guerre gréco-turque en Asie mineure, 1919-1922”, sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau, Université de Picardie 1999.

Si, selon une historiographie de la Grande Guerre relativement récente, chaque fantassin de la période est immergé dans la brutalité d'une puissante “culture de guerre” à l'échelle du continent européen, il n'en est pas moins vrai que les soldats, souvent ruraux au demeurant, adaptent à leur temps de guerre tout un éventail d'usages et de pratiques, tout un univers métaphorique autant issus de leur propre milieu d'origine, une Grèce pastorale “grosso modo”, se caractérisant par la résidence patrilocale, la transmission des biens généralement patrilinéaire et une certaine prédominance des familles patrilatérales étendues.

Pratique épistolaire. Conflit gréco-turque en Asie mineure. Athènes, musée de la Guerre

Tel est incontestablement le cas du soldat grec des années 1912-1923, lequel a su notamment recomposer une méta-parenté symbolique et spirituelle sur le champ de bataille par des procédés bien divers. Parmi ceux-ci, la fraternité rituelle et jurée du groupe primaire, l'assimilation, y compris terminologique de l'ennemi, surtout fait prisonnier, au groupe des “affins”, et enfin, la relation avec sa “marraine de soldat” appelée “sœur” pour la circonstance. Pourquoi donc revêtir la terminologie de la parenté sous l'uniforme de soldat? Pourquoi, au cœur même de la bataille et de sa violence viscérale, “parents” et “affins”, s'opposant jusqu'à la mort, relèveraient-ils alors de la même dichotomie que l'axe séparateur et reproducteur d'altérité, forgé autour de la consanguinité et de l'affinité?

Comment d'abord, le registre nodal de la bataille est-il articulé ? D'une part, les combattants appartenant au même petit noyau, au même groupe primaire qui seraient des frères de sang “respirant d'un même souffle” et de l'autre, leurs ennemis assimilés à des intrus, à des “alliés”, ou sinon... à du gibier que l'on chasse et que l'on tue: “À huit heures, ils sont sortis de la tranchée, Stélios en tête, tel un guide, car il sentait la présence de l'ennemi par l'odeur comme s’il était un bon chien de chasse.” Lettre de 1922 du soldat Vogiatzís adressée au journal “Synádelphos”, Athènes, Archives ELIA. Ou encore: “Pour son dernier combat il luttait avec une telle démence que les autres se sont arrêtés pour l'observer, admiratifs. Il était par ailleurs un excellent chasseur, et à la guerre comme à la chasse il ne perdait pas une balle.” “Guerres balkaniques 1912-1913. Iconographie populaire Grecque”, Athènes, GES/IEEE, 1994.

Georgía Despotopoúlou, Sœur de Soldats. 1919, archives Mnímes

Au sein donc d'un groupe primaire combattant et souvent bien au-delà, le terme d'adresse retenu par les soldats eux-mêmes est celui de “frère”. Frère de combat, frère de sang aussi, dans la mesure où cette “consanguinité” est suffisamment concrète pour dépasser la simple métaphore de circonstance.

Dans leurs propres textes composés sur le front, les soldats grecs évoquent alors sans périphrases cette communion par le sang, créatrice de lien fraternel entre membres du même groupe primaire aux moments paroxystiques de la bataille, ce qui rappelle fort bien les rites d'affrèrement “où deux individus, parfois plus, mêlent leur sang - qu'ils mélangent parfois à un autre liquide et l'ingèrent”. Les soldats grecs quant à eux font souvent allusion à leurs uniformes qui portent encore les traces de sang des frères tués, preuve supplémentaire à leurs yeux du bien-fondé et peut être même du fondement de leur consanguinité du front. Car justement, parmi les humeurs corporelles fréquemment évoquées, le sang occupe et de loin le premier rang.

Ce sang sacré de nos frères tombés qui bourdonne toujours dans nos oreilles.” C'est ce même sang d'ailleurs “qu'il faut reprendre” selon une expression qui est récurrente à la lecture de nombreux textes du front de la longue période de conflits de 1912 à 1922, cette même expression d’ailleurs que clament les membres du patri-groupe en position de créditeur lorsque l'un des leurs vient d'être tué dans le cadre d'une vendetta en Crète ou dans la région du Magne au sud du Péloponnèse.

La notion, autant que la réalité du groupe primaire est d’une grande importance quant à la compréhension du champ de bataille... humainement vécu. “Au sein de toutes les armées engagées dans la guerre, le groupe primaire eut une importance fondamentale. Ce dernier relie les hommes entre eux par petits groupes, en minuscules noyaux. Ce sont eux qui composent le véritable tissu des grandes unités. Ces petits groupes d'hommes vivent entre eux avec leurs règles, leur hiérarchie propre, leur vie sociale, leurs références et leurs souvenirs communs.

“Sœur du Soldat” de l'organisation YMCA. Archives Mnímes

Ces petits noyaux constituent d'abord une garantie de survie, ou tout au moins une chance accrue de survie pour ceux qui en font partie. car dans le monde impitoyable de la guerre des tranchées, un homme seul, coupé des autres, voit ses chances de survivre considérablement diminuées. Le groupe primaire s'organise autour d'une sociabilité très particulière fondée sur la mise en commun. C'est ensemble, aussi, que le groupe subit le bombardement ou qu'il monte à l'assaut. Le savoir-faire et les aptitudes de chacun sont mise en commun: rédiger une lettre, réaliser un terrassement, creuser une portion de tranchée, étayer un abri.” Stéphane Audoin-Rouzeau, “Combattre”, Amiens, Centre Régional de Documentation pédagogique de Picardie, 1994.

Pour ce qui relèverait donc de la “consanguinité combattante”, nous sommes ici sans doute assez proches d'une logique des humeurs du corps créatrice de liens, et que l'on voit ici transposée dans la condition du soldat. Puis, et quant à “l'affinité” adverse au cœur de la bataille, elle se veut à son tour radicale et explicite, y compris dans les termes, comme le montre ce texte poétique composé par un soldat originaire de la Grèce Centrale, texte d’ailleurs proche de cette oralité si caractéristique des chants funèbres les “mirolóyia”, littéralement “chants sur le destin” des campagnes grecques:

Soldats grecs. Conflit gréco-turque en Asie mineure. Athènes, musée de la Guerre

Et c'est enfin le 25 septembre 1921 dans l'après-midi, que nous vainquons et pourchassons partout notre ennemi. Nous faisons beaucoup de prisonniers, y compris un capitaine et un sergent c'est par ces gens qui sont nos Sybétheroi, les prisonniers, qu'enfin nous apprenons qu'en face de nous l'ennemi avait installé ses treize Divisions.” Lettre du soldat Vrakátos en forme de poème épique, datée du 15 mai 1922, Athènes, Archives ELIA. Notons qu’au sens strict, les “Sybétheroi” sont les parents respectifs d'un mari et de son épouse.

L'emprunt terminologique de “Sybétheroi” qui signifie chez les Grecs, au sens large, les alliés, les affins dans la nomenclature de parenté, n'est interprété de prime abord que comme une façon explicite pour marquer encore une fois l'altérité. Le terme se révèle par cet aveu assez adéquat pour désigner l'ennemi turc, capturé de surcroît sur le champ de bataille, rejoignant ainsi un lieu bien commun mais alors juste de l’anthropologie de la parenté. Les affins seraient ceux qu'Ego peut au besoin tuer.

Soldats grecs. Conflit gréco-turque en Asie mineure. Athènes, musée de la Guerre

On peut penser que cet emploi particulier des deux catégories fondamentales de la parenté, la consanguinité et l’affinité, se trouve au centre de la métaphore, si métaphore il y a. Car, comme il a été observé pour d'autres sociétés bien éloignées des soldats grecs de la période: “Ces deux catégories deviennent des opérateurs logiques relativement abstraits qui permettent de dénoter des relations plus englobantes que celles définissant les liens de consanguinité et d'affinité effectivement attestées. C'est tout particulièrement le cas de l'affinité, relation instable et souvent conflictuelle, qui offre donc un excellent support métaphorique pour qualifier les rapports avec l'extérieur, et notamment avec les ennemis proches ou lointains.” Philippe Descola, “Des proies bienveillantes. Le traitement du gibier dans la chasse amazonienne”, in Françoise Héritier, “De la violence II”, Paris 1999.

Rappelons ici que d'autres termes grecs sont autant liés à la guerre et au meurtre, qu'à la parenté. Les anthropologues du monde grec ont par exemple remarqué que le verbe “khalào” signifie autant violer, déflorer une fille et dans certains cas en devenir ensuite l'époux, que tuer à la guerre comme dans le déroulement d’une vendetta. En 1974, lors de l'invasion de Chypre par l'armée turque, il été fait par exemple remarqué par l’anthropologue Michael Herzfeld ce même usage des termes. “Les Turcs sont entrés dans la maison comme le violeur étranger dans une fille”. Michael Herzfeld, “Anthropology through the Looking Glass. Critical Ethnography in the Margins of Europe”, Cambridge, 1987.

Soldats grecs. Conflit gréco-turque en Asie mineure. Athènes, musée de la Guerre

D'autres pratiques combattantes, plus périphériques à l'acte fondateur de la guerre que serait la bataille, nous ramènent par d'autres chemins vers cet univers de parenté réinventée. Parmi celles-ci, la promesse échangée entre hommes appartenant au même groupe primaire, de s'occuper “post mortem” des épouses des frères tombés au combat, un droit de regard en quelque sorte parfaitement analogue au droit de contrôle exercé sur la veuve de la part des frères du défunt. Usage notons-le, bien répandu au sein des communautés les plus patrilinéaires de la Grèce et surtout, l’usage de l'échange épistolaire entre jeunes femmes de l'arrière et soldats du front grec de 1918 à 1923; une pratique par ailleurs attestée en temps de guerre à partir du XIXe siècle, qui se développa particulièrement lors du conflit de 1914-1918, sous cette forme disons inédite de parenté spirituelle.

Le grand élan patriotique du début de la Première Guerre mondiale suscita le parrainage de soldats du front par des jeunes femmes qui s'engageaient à procurer à leur filleul une aide à la fois matérielle et morale, en leur envoyant des colis et surtout en échangeant avec eux une correspondance suivie. En principe, la marraine de guerre devait tenir le rôle d'une mère auprès du soldat isolé, mais le marrainage de guerre, fut le cadre d'amitiés amoureuses, tout comme le compérage.” Agnès Fine, “Parrains, marraines. La parenté spirituelle en Europe”, Paris 1994.

Théâtre des Evzones en Asie mineure. Athènes, musée de la Guerre

Toutefois, celles que l'historiographie française désigne depuis en tant que “marraines de guerre”, elles deviennent des “sœurs” chez les soldats grecs de la période 1917-1923. Cette forme de parenté consanguine improvisée est d’ailleurs introduite très officiellement par des organisations telle la “Sœur du Soldat”, composante locale de l'organisation américaine YMCA qui sous l'impulsion des dignitaires politiques et militaires de l'époque est aussi à l'origine des premiers “Foyers du Soldat” grecs à partir de 1918 sur le front d'Orient. Ensuite, sous l'impulsion d'Ánna Papadopoúlou - Melás, aussi connue sous le nom de “Mère du Soldat”, d'autres foyers ouvrent leurs portes à Athènes, au Pirée, à Andrinople et plus généralement en Asie mineure.

Les “frères du front” ont donc une “mère symbolique”, personnage pourtant bien réel, et disposent de plusieurs foyers et enfin de nombreuses “sœurs” à qui ils envoient des milliers de lettres. Notons que de cette correspondance, celle de deux “Sœurs du soldat” et sœurs entre elles, Nephéli et Georgía Despotopoúlou sont issues et même parvenues jusqu’à nos jours, plus précisément il s’agit de 2030 lettres envoyées entre 1918 et 1922. D’abord conservées aux Archives privées “Mnímes” à Athènes, elles figurent actuellement parmi les collections de la Fondation SΟFIA. C'est par cette correspondance qu'un échange significatif d'idées et d'objets se poursuit tout au long d'une guerre qui dure visiblement trop.

Soldats grecs. Conflit gréco-turque en Asie mineure. Athènes, musée de la Guerre

Au-delà même des lettres, certains projectiles de combat sont même façonnés par les artisans du front, transformés ainsi en objets décoratifs et offerts aux “sœurs”. Telles les douilles d'obus sculptées ou les balles qui deviennent des bagues et s'échangent contre des articles courants de la vie civile devenus si rares sur le front. Les soldats réclament et reçoivent de leurs “sœurs”, cigarettes, sucreries, nécessaires de correspondance, encre, papier, enveloppes, miroirs de poche et journaux politiques nationaux: “J'ai reçu 30 paquets de cigarettes français, dans chacun d’entre eux, il y avait une petite photo de femme, j'ai affiché ces 30 photos sur les murs de mon abri.” Lettre du sergent Panagiótis Grávaris à une “sœur” datée du 21 juillet 1918, collection Despotopoúlou.

Ce dialogue entre les soldats et leurs “sœurs”, sitôt dépourvu de périphrases et d'ornements devenus pour un moment inutiles, il prend alors sa forme la plus directe.

Lettre du front. Collection Despotopoúlou*

Je t'assure, tu m'attristes vraiment. Tu m'attristes car tu n'as pas senti mes paroles. Il t'a gêné le mot femme, mais comment veux-tu que je te nomme? Tu es une femme, n'est-ce pas? Ou il y a-t-il un malentendu à propos de ce terme femme? En disant femme je pense au sexe opposé de l'homme, indépendamment de ce qu'elle porte. Vêtements de bébé, jupe de fillette laissant la jambe apparente, jupe jusqu'aux genoux ou cheveux de vieille femme. Tel est le titre générique, tout le reste n'est que subdivision. Et lorsqu'on parle de la femme nous ne pouvons pas seulement signaler une subdivision à la place de la grande catégorie. Je pense être clair à ce propos.

Tu m'écris dans une autre lettre que tu as lutté pour l'idée de la fraternité. Ma bien-aimée, il est facile à quelqu'un de proclamer de l'amour et de la fraternité, mais il l'est beaucoup moins lorsqu’il s’agit de le prouver par les actes. Examine-toi et tu le verras. Voilà un petit exemple. Lorsque je serai de passage à Athènes tu dois me prendre dans tes bras et m'embrasser devant tout le monde. Mais tu ne le feras point - non pas parce que tu trouves ceci immoral ou que ce soit contraire à tes sentiments alors profonds, seulement, tu ne le feras pas parce que tu manques de courage intérieur. Je t'explique ce qui se passe. Toi, tu as voulu retrouver le titre qui te faisait défaut, et comme tel, tu as découvert celui de sœur, disons celui de la fraternité. Voilà enfin l'énigme résolue. La comédie s'arrête là, la séance est levée.” Lettre du sous-lieutenant de cavalerie Nikolópoulos à Georgía Despotopoúlou, datée du 17 juin 1919.

Soldats grecs. Conflit gréco-turque en Asie mineure. Athènes, musée de la Guerre

Que penser donc de cette parenté improvisée? Les termes en usage, “frères” et “sœurs” dépassent de loin par leur portée réelle et par leur symbolique le patriotisme des initiateurs officiels de cette pratique épistolaire. C'est plutôt au lien entre frère et sœur, “à la formation d'une cellule sociale harmonieuse puisque composée d'éléments unis par ces seuls rapports positifs” qu'il faudrait peut-être chercher une autre explication, moins apparente à première vue, voir aussi à ce propos les travaux de Margarita Xanthákou et par exemple “Mon amour, mon frère. Présentation et esquisse d'analyse d'un corpus de littérature orale Maniote”, Cahiers de littérature orale, Paris 1982.

Car ce qui paraît par exemple “prohibé” dans cette relation entre “frères” et “sœurs”, c’est plutôt le mariage et non pas les rapports sexuels “incestueux” dans notre cas et autant fantasmés par la force des choses. Malgré leurs efforts, “les frères et sœurs en la patrie” n'arrivent jamais à se marier concrètement, même si parfois des rencontres ont eu lieu à l'occasion d'une permission ou lors la démobilisation des hommes. La terminologie choisie ne nous paraît pas anodine en tout cas. Vouloir construire une parenté improvisée de cette manière, reproduit en substance ce couple idéal si rassurant dans l'univers incertain du combat. Car pour une partie au moins du monde rural grec, le couple idéal serait alors formé par un frère et sa sœur.

Soldats grecs. Conflit gréco-turque en Asie mineure. Athènes, musée de la Guerre

On ajouterait volontiers à ce tableau, le lien de “compérage” et alors parrainage officialisé, entre les combattants de la période et le roi Constantin Ier, élément qui ne serait pas étranger aux pratiques de parrainage dans les sociétés méditerranéennes d'alors. La presse de l'époque rapporte en tout cas les propos du roi en ces termes: “En tant que parrain de ma fille, mon Armée victorieuse et autant Ma flotte, je suis bien présent pour ainsi resserrer davantage les liens entre elles et Ma Dynastie.” Journal athénien “Néa Iméra”, juillet 1913.

Ce parrainage officialisé fut un acte de dernière minute, a priori trompeur car les parrains officiels de Constantin étaient tous issus des membres des familles royales européennes. Sauf que dans sa version populaire, un siècle après on dirait mêmes “populiste”, l’opération s'est avérée un formidable coup politique et par la même occasion, un investissement symbolique inépuisable. Pour l'imaginaire populaire, la distance entre le peuple des soldats et le roi s'est ainsi réduire, car le parrainage alors instaure un lien censé être inattaquable, voire sacré.

Conflit gréco-turque en Asie mineure 1919-1922. Athènes, musée de la Guerre

Qui plus est, c’est un lien prétendument familier entre le roi et chaque Grec mobilisé et par extension, chaque famille grecque. Notons que cet élément politique assez inentendu, fut tout de même contradictoire au fonctionnement constitutionnel et parlementaire grec. Ainsi, cette immersion dans le fait traditionnel s’est avérée plutôt hasardeuse si l’on considère le fonctionnement de la vie politique. Car quel autre compérage ou parrainage pouvait-il se comparer à celui du roi? Quel homme politique pouvait-il dorénavant concurrencer le roi, compère désormais de l’ensemble des Grecs?

Il y aurait encore beaucoup à dire sur cet usage de la parenté, de l'amitié ritualisée par une société d’hommes et de femmes en temps de guerre. Dans ce parallélisme entre les stratégies et les termes utilisés par les combattants eux-mêmes, et à la lumière de ce que les anthropologues ont pu rapporter de leurs terrains parfois plus pacifiques, il ressort que ce qui tient des rapports et de la symbolique entre parenté - identité, entre affinité - altérité, dépasse et de loin le champ de la parenté “stricto sensu”. Ces humeurs et ces exhalaisons corporelles, sang, souffle, transforment véritablement les hommes en profondeur, car c'est plutôt une “parenté substantielle” qui s'instaure entre combattants. Rappelons notamment les implications “du sang mêlé” tout comme celles “du dernier souffle avalé par les frères”, illustrant aussi concrètement que possible ce lien de consanguinité, on dirait même de “consubstantialité” qui s'établit entre les combattants.

Pâques, la fête du peuple grec en Asie mineure. Athènes, musée de la Guerre

À partir de ce constat, on saisit alors mieux la portée fonctionnelle du groupe primaire combattant, car en dehors de celui-ci on n'use plus des mêmes pratiques de survie, ni même parfois de vengeance. Remarquons surtout cette formidable irruption sur le champ de bataille de la dichotomie entre consanguinité et affinité. Ces deux catégories, tout en se faisant opérateurs logiques aptes à véhiculer un excellent support métaphorique pour qualifier les rapports avec l'extérieur et notamment ceux avec les ennemis, sont peut-être “in fine” une tentative pour ramener, ne serait-ce que symboliquement, la violence absolue du champ de bataille à des seuils disons plus acceptables, psychologiquement et moralement mieux contrôlables.

Tout en redoublant les lignes de fracture et d'agressivité, puis celles de la solidarité, ennemi - affin, camarade - frère, le discours combattant grec tente son propre réaménagement du combat alors par la métaphore, menant directement vers un système bien intériorisé et donc familier, celui de la parenté. C'est ainsi qu'entre “frères” du même “groupe” on rend service aux vivants, on assiste les mourants et les morts, un peu comme dans la fraternité.

Soldats grecs. Conflit gréco-turque en Asie mineure. Athènes, musée de la Guerre

Après tout, on se prépare aussi à entrer ensemble dans l'au-delà. Les morts sont alors, si possible, récupérés et honorés. Il incombe ainsi aux camarades restés en vie, d'informer les proches du soldat tué et de se faire au besoin leur bras vengeur. Une vendetta bien personnelle s'installe alors, amenant à pratiquer en quelque sorte sa propre guerre dans la guerre, tout comme c'est à l'éloignement auquel la guerre oblige que répondent également les formes de “parrainage” attestées entre l'arrière et le front. Comme s’il s’agissait de réinventer la relation qui fait fatalement défaut, celle entre ces hommes et ces femmes séparés par la force des choses. Ceci expliquerait d’ailleurs l'autodestruction du lien entre “sœurs et frères” qui a lieu à la fin des hostilités. Avec la paix revenue, tout s’évapore.

Et enfin, si dans l'univers si proche de l'au-delà qui est celui de la bataille, les différentes formes de parrainage ne garantiraient pas après tout la... meilleure médiation pour accéder à la bonne mort, cette forme de vendetta transposée à la guerre ne serait-elle pas comme ailleurs une tentative désespérée de s'établir, non seulement comme un mode de gestion des conflits, mais peut-être aussi comme une institution d’antiviolence; d’un contre-feu opposé à l'incandescence de la vraie violence, la violence sans foi ni loi?

Théâtre. Conflit gréco-turque en Asie mineure. Athènes, archives ERT

Quoi qu'il en soit, cet usage de la parenté de la part des combattants, contribue incontestablement à cette formidable aptitude des protagonistes qui a tant fasciné les historiens de la bataille: Tenir.

Tenir donc... comme en 2020.

Article publié dans la revue “L'Homme” No 154, “Questions de Parenté”.
Tenir. Nos... animaux. Grèce 1919, archives ELIA


* Photo de couverture: Soldats grecs en Asie mineure. Photo recoloriée par Chrístos Kaplánis